lundi 16 avril 2012

Débat fantôme

Jean-Michel Aphatie a donné sur son blog son point de vue sur l'échange houleux de vendredi face à Nicolas Dupont-Aignan. Ne le cherchez pas là-bas, il a été supprimé. C'est étonnant parce qu'il y defend bien, avec sa verve accoutumée, son refus de révéler son salaire. Et pour beaucoup, c'est tout à fait recevable. Pour vous en faire une idée, je reproduis le cache de Google, avant qu'il ne disparaisse, à la fin de ce billet.

Il met évidemment en exergue la part de calcul politicien du candidat qu'il prend bien garde de nommer. C'est probablement pour ne pas lui faire de publicité qu'il avait agit de la sorte, et pour ne pas lui faire l'honneur de sa réaction qu'il a finalement supprimé son billet (à moins que les commentaires n'aient pas été élogieux). N'ayant pas de ces pudeurs, je trouve que le débat mérite mieux que ces considérations.


Malheureusement dans sa défense outragée, il oublie le point central qui est en filigrane de l'attaque de Dupont-Aignan : d'où parles-tu, Jean-Michel Aphatie ?

C'est un questionnement ringard, très années 1970, le temps où la question de la lutte des classes n'avait pas disparue avec le Mur de Berlin. Pourtant il reste pertinent de se demander pourquoi les journalistes stars, ceux qui ne partagent pas la précarité de la masse des journalistes, ont un point de vue congruant sur un certain nombre de questions.

Un sujet par exemple qui tient à coeur, avec quelques raisons, à Jean-Michel Aphatie est celui de la dette. Je n'ai pas de quoi en débattre ici, ni l'envie. Mais ce qui m'intéresse est son angle d'approche sur la question : l'Etat doit se réformer pour réduire ses dépenses (refrain connu). Point de vue honorable, mais qui, systématiquement, fait l'impasse sur l'autre possibilité : augmenter les revenus de l'Etat. Quand on se souvient de ses sorties contre l'impôt sur la fortune - auquel il dit cependant ne pas être soumis - entre autres parce que les Modigliani ne sont pas taxés (mais comment en estimer la valeur ?), ou contre la taxation à 75% de la dernière tranche des plus hauts revenus, on ne peut que s'interroger : s'agit-il d'une analyse objective ou une défense d'intérêts particuliers ?


L'attaque de Dupont-Aignan était bien celle-là : vous ne vivez pas "dans le même monde" et formez "une petite classe", qui peut s'exprimer mais ne pas s'ériger en donneurs de "leçons". Ca n'est pas agréable à entendre, certes, mais ça mérite réflexion.


Le matin même de l'altercation, avec une étonnante clairvoyance, Jean-Michel Aphatie écrivait : "Le sentiment domine de vouloir pendre les banquiers, les financiers, les bourgeois, les riches, les patrons, les salauds, les Allemands, plus quelques journalistes pour faire bonne mesure, et cette violence-là me trouble, me gêne, m’indispose."

Ce à quoi Tocqueville aurait pu répondre : "quoi de plus excusable que la violence pour faire triompher la cause opprimée du droit ?". Jean-Michel Aphatie ne voit-il pas l'écrasant sentiment d'injustice ? Et si non, pourquoi ?






Voici donc son argumentaire publié à 09h55 le lundi 16 avril 2012 :

Sur mon salaire et sur d'autres choses

"Un candidat à la présidence de la République m’a demandé mon salaire. Je n’ai pas voulu lui communiquer. Ai-je eu tort ?
Les faits, comme dit la police, sont connus. Un candidat à la présidence de la République, fort marri de ne pas voir son génie reconnu, a postulé que les journalistes qui lui faisaient face étaient coupés de la vie réelle. L’un d’eux, lui ayant répondu qu’il ne vivait pas sur la lune, s’est alors fait apostrophé par le dit candidat : combien vous gagnez ?

 La vulgarité de l’interpellation semble plus immédiatement accessible que son sens profond. En effet, en procédant de la sorte, le candidat semble suggérer qu’à partir d’un certain niveau de salaire, un journaliste n’est plus apte à exercer la fonction qu’il prétend assumer. A quel niveau de salaire le dit candidat situe-t-il l’incapacité du journaliste ? 2000 euros ? 4000 ? 6000 ? Au-delà ? Pour l’instant, il ne l’a pas précisé. Pas plus qu’il n’a précisé les conséquences d’un éventuel dépassement du seuil. Faut-il alors retirer sa carte professionnelle au journaliste qui le dépasse ? Mais même sans carte de presse, celui-ci peut continuer à travailler. Faudrait-il donc alors jusqu’à lui interdire toute parole publique ? Et pourquoi pas alors, puisque nous serions dans un cas flagrant d’inutilité sociale, l’orienter vers les mines de sel pour lui permettre, enfin, de découvrir la vraie vie dont il ignore si visiblement tout ?

C’est que, voyez-vous la parole politique engage. Et si un candidat à la fonction suprême exige de son interlocuteur son niveau de revenus avant de poursuivre avec lui la discussion, alors il faut bien trouver une utilité à la question posée.

Imaginons maintenant que la question n’ait pas l’utilité ci-dessus envisagée, que l’interjection sur les salaires soit sortie comme cela, comme un réflexe, comme un cri, comme l’expression d’une indignation devant ces journalistes dodus et repus qui ont l’outrecuidance de questionner un peu vivement le génie national qui ambitionne de se voir confier par ses compatriotes les rênes de la Nation, alors nous serions devant un cas de figure très différents.

 Cela voudrait dire que le candidat en question regarderait les journalistes en question illégitimes par nature, quels que soient leurs salaires, émoluments, revenus, dividendes stocks options, retraites chapeaux, indemnités, avantages et grosses ficelles. Ils seraient illégitimes pour cette seule et unique raison qu’ils ne partageraient pas, les sagouins, ses idées, ses projets, ses ambitions.

Ces journalistes-là ne seraient, en quelque sorte, que des emmerdeurs, des empêcheurs de se glorifier en rond, de se présenter comme possesseur unique et formidable des solutions aux terribles problèmes de la société.

Dans ce schéma, l’interpellation sur le niveau de revenus ne serait donc qu’un prétexte pour débarrasser le plancher de la racaille plumitive et pour pouvoir tout à son aise exposer sans être contredit ses mirifiques projets pour la France qui n’attend que son sauveur, lui. Ou plutôt : Lui.

C’est faute d’avoir vu tranché cette ambiguïté fondamentale que, personnellement, j’ai décidé de ne pas répondre à la question posée. Combien je gagne ? Plus que le SMIC, c’est sûr. Moins que vous ne le pensez, c’est sûr aussi. Je répondrai à cette question quand la loi m’en fera obligation, ce qui n’est pas le cas pour l’instant. La loi oblige simplement à informer les actionnaires de certaines entreprises des rémunérations des plus importants de leurs dirigeants. Ce n’est pas encore le cas pour les simples salariés des dites entreprises.

Réglons par ailleurs la question de la légitimité des journalistes, car au fond, c’est de cela qu’il s’agit. Le candidat que je n’ai pas nommé et plusieurs autres dans cette campagne nauséabonde présidentielle, ont attaqué, attaquent et attaqueront encore les journalistes, plus particulièrement ceux qu’ils qualifient dans cette corporation divers « d’éditorialistes de bazar », ou « d’éditocrates », faute d’avoir su pour l’instant de termes plus méprisants, ou peut-être seulement parce qu’ils n’osent pas les utiliser, pas encore.

Exposons juste l’idée que dans une démocratie élaborée, la seule parole autorisée ne peut pas être celle des postulants au suffrage universel. A côté des élus et de ceux qui aspirent à l’être, un travail d’expertise et de contre-expertise, de contradiction, est souhaitable et nécessaire à la bonne marche de la démocratie. Le vote ne peut pas donner seul le droit à la parole publique. Il ne peut pas être considéré comme seul producteur de la légitimité. Des individus, je ne pense même pas aux journalistes, peuvent par leur talent particulier, ou le travail d’une vie, nourrir eux aussi le débat démocratique, intervenir, contrarier, répondre, éclairer.

Dans cette galaxie luxuriante et fournie d’intervenants divers, les journalistes ne sont eux-mêmes qu’une petite partie, utiles à leur place, sans plus, mais sans moins. La mode s’est installée chez les postulants présidents de les dénigrer, de les insulter, de les avilir, de les engueuler, de les mépriser.

Cette mode, beaucoup de journalistes eux-mêmes l’ont regardé avec complaisance. Certains l’ont même encouragés, d’autres y ont participé. Que l’on admette que pour ma part, je n’y sacrifierai pas. Cette mode est en réalité mortifère. Elle introduit dans la société un poison dont le but ultime, au fond des choses, est de débarrasser la parole politique de toute appréciation contradictoire.

Que l’on en soit là, aujourd’hui, dans la France qui se glorifie d’être des Lumières, dit assez bien les ravages que la crise sans fin opère dans les cœurs et dans les esprits."   

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